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Le déclin hémalurgique était moins manifeste chez les Inquisiteurs créés à partir de Fils-des-brumes. Puisqu’ils disposaient déjà de pouvoirs allomantiques, l’ajout d’autres capacités leur prêtait une puissance extraordinaire.
Dans la plupart des cas, en revanche, les Inquisiteurs ont été créés à partir de Brumants. Il semblerait que les Traqueurs, comme Marsh, aient été les recrues favorites. Car lorsque aucun Fils-des-brumes n’était disponible, un Inquisiteur aux capacités accrues par le bronze était un outil puissant pour dénicher les Brumants skaa.
Des hurlements s’élevèrent au loin. Vin se redressa en sursaut dans sa cabine. Elle ne dormait pas, bien qu’elle n’en soit pas loin. Une nuit de plus passée à jouer les éclaireuses à Fadrex l’avait fatiguée.
Mais elle oublia son épuisement quand le fracas du combat lui parvint depuis le nord. Enfin ! se dit-elle en rejetant ses couvertures et en se précipitant hors de la cabine. Elle portait son pantalon et sa chemise habituels, et transportait – comme toujours – plusieurs flacons de métaux. Elle en vida un tout en traversant le pont de la péniche.
— Lady Vin ! l’appela un des bateliers à travers les brumes diurnes. Le camp a été attaqué !
— Il était temps, répondit Vin tout en prenant appui d’une Poussée sur les taquets du bateau pour se projeter dans les airs.
Elle s’élança à travers les brumes matinales, dont les boucles et volutes lui donnaient l’impression d’être un oiseau volant à travers les nuages.
Grâce à l’étain, elle trouva bientôt la bataille. Plusieurs groupes d’hommes à cheval avaient pénétré dans la section nord du camp et cherchaient apparemment à rejoindre les barges de ravitaillement, qui flottaient au niveau d’un coude bien protégé du canal. Un groupe d’allomanciens d’Elend avait établi un périmètre de défense d’un côté, des Cogneurs à l’avant, des Lance-pièces éliminant les cavaliers par-derrière. Les soldats ordinaires occupaient le milieu et se battaient vaillamment, puisque les cavaliers étaient ralentis par les barricades et fortifications du camp.
Elend avait raison, se dit Vin avec fierté tout en amorçant sa descente. Si nous n’avions pas exposé nos hommes aux brumes, nous aurions des ennuis en ce moment même.
La prévoyance du roi avait sauvé leurs fournitures et appâté les hommes de Yomen. Les cavaliers avaient dû s’attendre à traverser facilement le camp – en prenant les soldats par surprise et en les piégeant dans la brume – puis à mettre le feu aux barges de ravitaillement. Au lieu de quoi les éclaireurs et les patrouilles d’Elend l’avaient averti à temps, et la cavalerie ennemie se retrouvait prise au piège d’une bataille frontale.
Les soldats de Yomen pénétraient dans le camp du côté sud. Bien que les soldats d’Elend se battent efficacement, leurs ennemis étaient à cheval. Vin descendit en plongée à travers le ciel, attisant son potin pour renforcer son corps. Elle jeta une pièce, y exerça une Poussée pour ralentir, et heurta le sol sombre en soulevant un énorme nuage de cendre. Les cavaliers avaient pénétré jusqu’à la troisième rangée de tentes. Vin choisit d’atterrir pile au milieu.
Pas de fers à cheval, se dit-elle tandis que les soldats commençaient à se tourner vers elle. Et des lances – à la pointe de pierre – au lieu d’épées. Yomen se montre très prudent.
Ça ressemblait presque à un défi. Vin sourit, savourant la sensation de l’adrénaline après tant de jours passés à attendre. Les capitaines de Yomen se mirent à lancer des appels et retournèrent leur attaque contre Vin. En l’espace de quelques secondes, une force d’une trentaine de cavaliers se mit à galoper droit vers elle.
Vin les regarda fixement. Puis elle bondit. Elle n’avait pas besoin d’acier pour se propulser très haut : ses muscles renforcés par le potin y suffisaient. Elle dépassa la lance du soldat de tête et la sentit fendre l’air en dessous d’elle. De la cendre tourbillonnait dans les brumes matinales lorsque le pied de Vin atteignit le soldat au visage et le désarçonna. Elle atterrit près de son corps en train de rouler, puis lâcha une pièce et se propulsa sur le côté, hors de portée des sabots au galop. Le malheureux cavalier tombé à terre cria lorsque ses amis le piétinèrent par inadvertance.
La Poussée de Vin la transporta à travers les pans ouverts d’une grande tente de toile. Elle roula sur ses pieds, puis – toujours en mouvement – exerça une Poussée contre les piquets métalliques de la tente qu’elle arracha du sol.
Les pans tremblèrent, et la toile céda lorsque la tente s’éleva dans les airs, étirée au maximum tandis que ses piquets partaient dans différentes directions. Le souffle souleva la cendre, et les soldats des deux camps se tournèrent vers Vin. Elle laissa la tente retomber devant elle, puis exerça une Poussée. La toile se gonfla, et les pieux se dégagèrent violemment, projetés comme des lances vers les chevaux et cavaliers.
Hommes et bêtes tombèrent. La toile s’effondra en flottant devant Vin. Elle sourit, puis bondit par-dessus la toile enchevêtrée tandis que les cavaliers tentaient de mettre au point une nouvelle attaque. Elle ne leur en laissa pas le temps. Les soldats d’Elend avaient reculé pour consolider le milieu de la ligne de défense, ce qui permettait à Vin d’attaquer sans craindre de blesser ses propres hommes.
Elle fila entre les cavaliers, dont les montures massives les empêchaient de la suivre à la trace. Hommes et chevaux pivotèrent et Vin exerça une poussée, arrachant des tentes du sol et utilisant leurs piquets métalliques comme des flèches. Des dizaines tombèrent devant elle.
Un bruit de galop surgit derrière elle, et Vin se retourna pour voir que l’un des officiers ennemis était parvenu à organiser une autre charge. Dix hommes lui foncèrent droit dessus, certains avec des lances braquées sur elle, d’autres munis d’arcs.
Vin n’aimait pas tuer. Mais elle adorait l’allomancie – le défi que représentait l’utilisation de ses pouvoirs, la force et le frisson des Poussées et Tractions, le sentiment électrisant de puissance que seul pouvait fournir un corps au potin attisé. Quand des hommes comme ceux-là lui fournissaient un prétexte pour se battre, elle ne se retenait pas.
Les flèches n’avaient aucune chance face à elle. Le potin lui accordait équilibre et vitesse tandis qu’elle s’éloignait en pivotant, exerçant une Traction sur une source métallique derrière elle. Elle bondit dans les airs comme une tente passait en dessous d’elle en ondulant, entraînée par sa Traction de l’instant d’avant. Elle atterrit, puis exerça une Poussée sur plusieurs piquets – deux à chacun de deux coins de tente. Celle-ci se replia sur elle-même, telle une serviette dont on tire sur les coins opposés.
Vin s’en servit pour faire trébucher les chevaux. Elle brûla du duralumin, puis exerça une Poussée. Devant elle, les chevaux hennirent tandis que l’arme improvisée les éparpillait à terre. La toile se déchira et les piquets se dégagèrent, mais le mal était déjà fait – ceux de l’avant firent trébucher ceux de derrière, et les hommes dégringolèrent près de leurs bêtes.
Vin but le contenu d’un autre flacon pour restaurer son acier. Puis elle exerça une Traction pour attirer une autre tente vers elle. Alors qu’elle approchait, elle bondit, puis pivota et repoussa la tente vers un autre groupe de cavaliers derrière elle. Les piquets de la tente atteignirent l’un des soldats en pleine poitrine et le projetèrent en arrière. Il alla percuter les autres soldats, semant le chaos.
L’homme tomba à terre, inerte, parmi la cendre. La tente de toile, toujours reliée à lui par les piquets plantés dans sa poitrine, retomba et le recouvrit comme un linceul. Vin se retourna en quête de nouveaux ennemis. Mais les cavaliers commençaient à se retirer. Elle s’avança dans l’intention de les poursuivre, puis s’arrêta. Quelqu’un l’observait – elle voyait son ombre dans la brume. Elle brûla du bronze.
La silhouette dégageait de puissantes ondes métalliques. Un allomancien. Un Fils-des-brumes. Il était bien trop petit pour qu’il s’agisse d’Elend, mais elle ne pouvait guère en distinguer plus à travers le voile de brume et de cendre. Vin ne prit pas le temps de réfléchir. Elle laissa tomber une pièce et s’élança vers l’étranger.
Il bondit en arrière et se projeta lui aussi dans les airs. Vin laissa rapidement le camp derrière elle pour s’élancer à la suite de l’allomancien. Il rejoignit très vite la ville et elle le suivit, se déplaçant par amples sauts à travers un paysage couvert de cendres. Sa proie dépassa les formations rocheuses à l’avant de la ville et Vin atterrit à deux mètres d’une patrouille de gardes surpris, puis s’élança par-dessus les rochers escarpés battus par le vent pour pénétrer dans Fadrex proprement dite.
L’autre allomancien conserva son avance sur elle. Il n’y avait rien de ludique dans ses gestes, comme chez Zane. Cet homme-ci cherchait réellement à s’enfuir. Vin le suivit, bondissant à présent par-dessus les rues et les toits. Elle serra les dents, frustrée par son incapacité à le rattraper. Elle calculait parfaitement chaque saut, s’arrêtant à peine pour choisir de nouveaux points d’ancrage et se propulsant d’un bond au suivant.
Mais il était doué. Il fit le tour de la ville, l’obligeant à de gros efforts pour suivre son allure. Très bien ! se dit-elle enfin, avant de préparer son duralumin. Elle s’était assez approchée de la silhouette pour que la brume ne la voile plus, et elle voyait qu’il était réel et concret, qu’il n’avait rien d’un esprit éthéré. Elle avait la certitude croissante qu’il s’agissait de l’homme qu’elle avait perçu en train de l’observer lorsqu’elle était arrivée à Fadrex. Yomen avait un Fils-des-brumes.
Cependant, pour combattre cet homme, elle devait d’abord l’attraper. Elle attendit le bon moment, alors qu’il atteignait le point culminant de l’un de ses bonds, puis éteignit ses métaux et brûla du duralumin. Et elle exerça une Poussée.
Un grand bruit retentit derrière elle tandis que sa Poussée renforcée brisait la porte qu’elle avait utilisée comme point d’ancrage. Elle se retrouva projetée en avant à une vitesse effrayante, comme une flèche libérée d’un arc. Elle approcha de son adversaire à une allure redoutable.
Et ne trouva rien. Vin jura et ralluma son étain. Elle ne pouvait le laisser activé alors qu’elle brûlait du duralumin – autrement, son étain se consumerait en un éclair, la laissant aveuglée. Mais elle avait obtenu le même résultat en l’éteignant. D’une Traction, elle s’arracha à sa Poussée de duralumin pour atterrir maladroitement sur un toit proche. Elle s’accroupit tout en balayant du regard l’air brumeux.
Où es-tu passé ? se demanda-t-elle en brûlant du bronze, se fiant à sa capacité innée – quoique toujours inexpliquée – de percer les nuages de cuivre afin de dévoiler son adversaire. Aucun allomancien ne pouvait se cacher de Vin, à moins qu’il ait totalement éteint ses métaux.
Ce qu’avait apparemment fait celui-ci. Une fois de plus. C’était la deuxième fois qu’il lui échappait.
Voilà qui révélait une possibilité dérangeante. Vin avait fait de gros efforts pour garder secrète sa capacité à percer les nuages de cuivre, mais sa découverte remontait à près de quatre ans. Zane avait été au courant et elle n’avait aucun moyen de savoir qui d’autre l’avait déduit de ses capacités. Son secret pouvait très bien être éventé.
Vin demeura quelques instants sur ce toit, mais elle savait qu’elle ne trouverait rien. Un homme assez malin pour lui échapper au moment précis où elle éteignait son étain le serait également assez pour rester caché jusqu’à ce qu’elle s’en aille. En fait, elle se demanda pourquoi il l’avait laissée le voir pour commencer…
Vin se redressa d’un coup, puis vida le contenu d’un flacon de métaux et se projeta loin du toit, pour bondir vers le camp avec une anxiété furieuse.
Elle trouva les soldats en train de déblayer les décombres et les corps autour du camp. Elend allait et venait parmi eux, lançait des ordres, félicitait les hommes et, d’une manière générale, se montrait. De fait, la vue de sa silhouette vêtue de blanc apporta aussitôt à Vin un sentiment de soulagement.
Elle atterrit près de lui.
— Elend, on t’a attaqué ?
Il lui lança un coup d’œil.
— Quoi ? Moi ? Non, je vais bien.
Dans ce cas, on n’a pas envoyé l’allomancien pour me distraire pendant qu’on attaquait Elend, se dit-elle, songeuse. Ça lui avait pourtant semblé si évident. C’était…
Elend l’attira sur le côté, l’air inquiet.
— Moi, je vais bien, Vin, mais il y a autre chose… Il s’est passé quelque chose.
— Quoi donc ? demanda Vin.
Elend secoua la tête.
— Je crois que tout ça n’était qu’une distraction – l’attaque de notre camp.
— Mais s’ils n’en avaient pas après toi, répondit Vin, ni après nos provisions, alors de quoi est-ce qu’on cherchait à nous distraire ?
Elend soutint son regard.
— Des koloss.
— Comment est-ce qu’on a pu manquer ça ? interrogea Vin d’une voix frustrée.
Elend patientait sur un plateau aux côtés d’une troupe de soldats tandis que Vin et Ham inspectaient l’équipement de siège calciné. Loin en bas, il distinguait Fadrex, et sa propre armée campée à ses portes. Les brumes s’étaient retirées depuis peu. Il trouvait dérangeant de ne même pas voir le canal à cette distance – les chutes de cendre avaient noirci ses eaux et recouvert le paysage au point que tout paraissait simplement noir.
À la base du plateau reposaient les vestiges de leur armée de koloss. Les vingt mille s’étaient réduits à dix mille lors des quelques brefs instants pendant lesquels les troupes d’Elend avaient été distraites. Les brumes diurnes avaient empêché ses hommes de voir ce qui se passait jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Elend lui-même avait ressenti ces morts, mais il les avait mal interprétées et avait cru que c’était la perception qu’avaient les koloss de la bataille.
— Les grottes en bas de ce plateau, déclara Ham en retournant un morceau de bois calciné. Yomen avait dû ranger les trébuchets dans ces grottes en attendant notre arrivée, même si je suppose qu’ils avaient été construits au départ pour une attaque contre Luthadel. Quoi qu’il en soit, ce plateau était l’emplacement parfait pour mettre au point un guet-apens. Je dirais que Yomen a dû les installer ici dans l’intention d’attaquer notre armée, mais quand nous avons établi les koloss juste en dessous du plateau…
Elend entendait toujours les hurlements dans sa tête – les koloss assoiffés de sang, impatients de se battre, et cependant incapables d’attaquer leurs ennemis qui se trouvaient loin au-dessus d’eux, sur le plateau. La chute de pierres avait causé beaucoup de dégâts. Puis les créatures lui avaient échappé. Leur frustration était trop puissante et, l’espace d’un instant, il n’était plus parvenu à les empêcher de se retourner les uns contre les autres. La plupart des morts étaient survenus lorsque les koloss s’étaient attaqués entre eux. Un sur deux environ était mort tandis qu’ils se mettaient à s’entretuer par paires.
Je ne les contrôle plus, se dit-il. Ça n’avait duré qu’un instant, et seulement parce qu’ils n’avaient pas réussi à atteindre leurs ennemis. Cependant, ça créait un dangereux précédent.
Vin, frustrée, souleva d’un coup de pied un gros morceau de bois calciné et l’envoya dégringoler par-dessus le bord du plateau.
— C’était là une attaque très bien planifiée, El, commenta Ham d’une voix douce. Yomen a dû nous voir envoyer des patrouilles supplémentaires le matin et deviner que nous attendions une attaque pendant ces heures-là. Donc, il nous en a accordé une – avant de nous frapper là où nous aurions dû être les plus forts.
— Mais ça lui a coûté beaucoup, répondit Elend ; il a dû brûler son propre équipement de siège pour nous empêcher de mettre la main dessus, et il doit avoir perdu des centaines de soldats – plus leurs montures – lors de l’attaque contre notre camp.
— C’est vrai, répondit Ham. Mais vous échangeriez quelques dizaines d’engins de siège et cinq cents hommes contre dix mille koloss ? Par ailleurs, Yomen doit s’inquiéter de garder cette cavalerie mobile – seul le Survivant sait où il a trouvé assez de céréales pour nourrir ces chevaux aussi longtemps ; mieux vaut qu’il frappe maintenant et les perde au combat que de les voir mourir de faim.
Elend hocha lentement la tête. Ça complique les choses. Avec dix mille koloss de moins… Soudain, les forces étaient davantage à égalité. Elend pouvait maintenir le siège, mais il serait bien plus dangereux de prendre la ville d’assaut.
Il soupira.
— Nous n’aurions pas dû laisser les koloss si loin du camp principal. Nous allons devoir les rapprocher.
Ham ne sembla guère apprécier l’idée.
— Ils ne sont pas dangereux, ajouta Elend. Vin et moi parvenons à les contrôler.
Plus ou moins.
Ham haussa les épaules. Il traversa les décombres fumants et se prépara à envoyer des messagers. Elend s’approcha de Vin, qui se tenait tout au bord du plateau. Cette hauteur le mettait toujours un peu mal à l’aise. Et pourtant, elle semblait à peine remarquer la pente abrupte devant elle.
— J’aurais dû pouvoir t’aider à reprendre leur contrôle, dit-elle tout bas en regardant fixement au loin. Yomen m’a distraite.
— Il nous a tous distraits, répondit Elend. J’ai senti les koloss dans ma tête, mais je n’ai pas compris ce qui se passait. Le temps que tu reviennes, je les contrôlais de nouveau, mais beaucoup étaient déjà morts.
— Yomen a un Fils-des-brumes, déclara Vin.
— Tu en es sûre ?
Elle hocha la tête.
Voilà autre chose, se dit-il. Mais il contint sa frustration. Ses hommes avaient besoin de le voir confiant.
— Je vais te donner mille koloss, dit-il. Nous aurions dû les séparer plus tôt.
— Tu es plus fort, protesta Vin.
— Pas assez, apparemment.
Vin soupira, puis acquiesça.
— Laisse-moi le temps de descendre.
Ils avaient découvert que la proximité facilitait la prise de contrôle des koloss.
— Je vais en déplacer à peu près mille, puis les relâcher. Tiens-toi prête à t’en emparer immédiatement.
Vin hocha la tête, puis sauta du bord du plateau.
J’aurais dû m’apercevoir que je me laissais prendre par l’excitation du combat, se dit Vin tandis qu’elle fendait l’air. Tout ça lui semblait si évident désormais. Et malheureusement, les conséquences de l’attaque la faisaient se sentir encore plus anxieuse et tendue que d’habitude.
Elle jeta une pièce et atterrit. Même une chute de plusieurs centaines de mètres ne la dérangeait plus. C’était curieux d’y penser. Elle se revoyait timidement perchée au sommet du rempart de Luthadel, redoutant d’utiliser son allomancie pour sauter malgré les encouragements de Kelsier. Désormais, elle pouvait se jeter du haut d’une falaise et méditer tout au long de la descente.
Elle s’avança sur le sol poudreux. La cendre qui lui montait jusqu’en haut des mollets l’aurait gênée pour marcher sans la force que lui prêtait le potin. Les chutes de cendre devenaient d’une incroyable densité.
Humain s’approcha aussitôt d’elle. Elle ignorait si le koloss réagissait simplement à leur lien, ou s’il était assez conscient de son identité pour la distinguer. Il arborait au bras une nouvelle plaie gagnée au combat. Il se mit à marcher à ses côtés tandis qu’elle se dirigeait vers les autres koloss, et la profondeur de la couche de cendre ne posait visiblement aucun problème à sa silhouette massive.
Comme toujours, le camp des koloss était le théâtre de très peu d’émotion. Peu de temps auparavant, ils hurlaient leur soif de sang et s’entretuaient tandis que des pierres pleuvaient d’en haut. À présent, ils restaient simplement assis dans la cendre, rassemblés par petits groupes, ignorant leurs blessures. Ils auraient entretenu des feux s’il y avait eu du bois disponible. Quelques-uns creusaient le sol et trouvaient des poignées de terre à mâcher.
— Votre peuple s’en moque, Humain ? demanda Vin.
L’immense koloss baissa les yeux vers elle, saignant légèrement d’une entaille au visage.
— S’en moque ?
— Qu’un si grand nombre d’entre vous soient morts, répondit Vin.
Elle voyait des corps éparpillés, oubliés dans la cendre à l’exception de l’écorchage rituel qui était l’équivalent d’un enterrement chez les koloss. Plusieurs koloss s’activaient toujours, se déplaçaient entre les corps et leur arrachaient la peau.
— On s’occupe d’eux, répondit Humain.
— Oui, dit Vin. Vous leur arrachez la peau. Pourquoi vous faites ça, d’ailleurs ?
— Ils sont morts, répliqua Humain comme si c’était une forme d’explication.
Sur le côté, un large groupe de koloss se leva sur les ordres silencieux d’Elend. Ils se séparèrent du camp principal et s’avancèrent dans la cendre en traînant les pieds. L’instant d’après, ils se mirent à regarder autour d’eux sans plus agir comme un seul individu.
Vin réagit aussitôt. Elle éteignit ses métaux, brûla son duralumin, puis attisa son zinc pour une Traction puissante, exaltant les émotions des koloss. Comme elle s’y attendait, ils lui cédèrent tout aussi facilement qu’Humain.
Il était difficile d’en contrôler autant à la fois, mais ça restait largement dans ses cordes. Vin leur ordonna de rester calmes et de ne pas tuer, puis les laissa regagner le camp. Désormais, ils demeureraient dans un coin de son esprit sans plus nécessiter d’allomancie pour les manipuler. Ils étaient faciles à ignorer, à moins que leurs passions s’enflamment.
Humain les regarda.
— On est… moins nombreux, dit-il enfin.
Vin sursauta.
— Oui, répondit-elle. Vous vous en rendez compte ?
— Je… (Humain laissa sa phrase en suspens, étudiant le camp de ses petits yeux de fouine.) On s’est battus. On est morts. Il en faut plus. On a trop d’épées.
Il désigna un gros tas de métal au loin. De massives épées de koloss qui n’appartenaient plus à personne.
On peut contrôler une population de koloss à travers ces épées, lui avait un jour dit Elend. Ils se battent pour obtenir de plus grosses épées lorsqu’ils grandissent. Les épées supplémentaires vont aux koloss plus jeunes et plus petits.
Mais personne ne sait d’où ils viennent.
— Humain, vous avez besoin de koloss pour utiliser ces épées, reprit Vin.
Il acquiesça.
— Eh bien, dit-elle, dans ce cas, il vous faudra avoir d’autres enfants.
— Enfants ?
— D’autres, répondit Vin. D’autres koloss.
— Vous devez nous en donner plus, dit Humain en la regardant.
— Moi ?
— Vous vous êtes battue, dit-il en désignant sa chemise, qui portait des traces d’un sang qui n’était pas le sien.
— Oui, en effet, répondit Vin.
— Donnez-nous en plus.
— Je ne comprends pas, dit Vin. S’il vous plaît, montrez-moi.
— Je ne peux pas, dit Humain en secouant la tête tout en parlant de sa voix lente. C’est pas bien.
— Attendez, répliqua Vin. Pas bien ?
C’était la première véritable déclaration de valeurs qu’elle ait jamais entendue de la part d’un koloss.
Humain la regarda et elle lut une expression consternée sur son visage. Vin exerça donc sur lui une légère influence allomantique. Elle ignorait au juste ce qu’elle voulait lui ordonner, ce qui affaiblit son contrôle sur lui. Cependant, elle exerça une Poussée pour qu’il mette en pratique ce qu’il avait en tête, persuadée – sans savoir pourquoi – que sa raison luttait contre son instinct.
Il se mit à hurler.
Vin recula, stupéfaite, mais Humain ne l’attaqua pas. Il se précipita dans le camp des koloss, immense monstre bleu bipède dont les pas soulevaient de la cendre. D’autres s’écartèrent de lui – non par peur, car ils affichaient leur expression impassible caractéristique. Ils paraissaient simplement avoir le bon sens de ne pas se mettre en travers du chemin d’un koloss furieux de la taille d’Humain.
Vin le suivit prudemment tandis qu’il s’approchait d’un cadavre de koloss qui portait toujours sa peau. Cependant, au lieu de la lui arracher, il jeta le corps sur son épaule et se dirigea en courant vers le camp d’Elend.
Oh oh, se dit Vin qui laissa tomber une pièce et s’élança dans les airs. Elle bondit à la suite d’Humain en prenant garde de ne pas le dépasser. Elle envisagea de lui ordonner de revenir, mais n’en fit rien. Son comportement était peut-être inhabituel, mais c’était une bonne chose. En règle générale, les koloss ne faisaient jamais rien d’inhabituel. Ils étaient prévisibles à l’excès.
Elle atterrit au corps de garde du camp et fit signe aux soldats de reculer. Humain continua à foncer dans le camp, surprenant les soldats. Vin resta avec lui, tenant les soldats à distance.
Humain s’arrêta au milieu du camp tandis que sa colère s’estompait en partie. Vin l’influença de nouveau. Après avoir regardé autour de lui, Humain se dirigea vers la partie détruite du camp, là où les soldats de Yomen avaient attaqué.
Vin le suivit avec une curiosité croissante. Humain n’avait pas tiré son épée. En réalité, il ne paraissait même pas en colère, simplement… concentré. Il atteignit l’endroit où les tentes étaient tombées et où des hommes étaient morts. La bataille ne remontait guère qu’à quelques heures, et des soldats s’affairaient pour tout nettoyer. On avait installé des tentes de triage à côté du champ de bataille. Humain s’y dirigea.
Vin se précipita pour lui barrer le chemin alors même qu’il atteignait la tente des blessés.
— Humain, lui dit-elle, méfiante. Qu’est-ce que vous faites ?
Il l’ignora et laissa lourdement retomber à terre le koloss mort qu’il avait attrapé. Enfin, il se mit à lui arracher la peau. Elle se détacha facilement – c’était l’un des plus petits koloss, dont la peau pendouillait, bien trop large pour son corps.
Humain dégagea la peau, ce qui fit grogner de dégoût plusieurs des gardes qui l’observaient. Vin le regarda attentivement, bien que ce spectacle lui retourne l’estomac. Elle avait l’intuition d’être sur le point de comprendre quelque chose d’essentiel.
Humain se baissa et tira quelque chose du corps du koloss.
— Attendez, lui dit Vin en s’avançant. Qu’est-ce que c’était ?
Humain l’ignora. Il tira autre chose, et Vin vit cette fois scintiller du métal ensanglanté. Elle suivit ses doigts en mouvement et distingua l’objet avant qu’il le dégage du corps et le cache dans sa paume.
Une tige. Une petite tige métallique enfoncée dans le flanc du koloss mort. Il y avait un lambeau de peau bleue près de la tête de la tige, comme si…
Comme si les tiges maintenaient la peau en place, songea Vin. Comme des clous qui maintiennent du tissu sur un mur.
Des tiges. Comme celles…
Humain tira une quatrième tige, puis s’avança dans la tente. Chirurgiens et soldats reculèrent, terrifiés, criant à Vin de faire quelque chose tandis qu’Humain approchait du lit d’un soldat blessé. Le regard d’Humain passa d’un homme inconscient à un autre, puis il tendit la main vers l’un d’entre eux.
Arrêtez ! lui ordonna mentalement Vin.
Humain se figea sur place. Alors seulement, elle comprit l’horreur absolue de ce qui était en train de se passer.
— Seigneur Maître, murmura-t-elle. Vous alliez les transformer en koloss, c’est ça ? C’est de là que vous venez. C’est pour ça qu’il n’y a pas d’enfants koloss.
— Je suis humain, déclara calmement la bête immense.